Voir Varanasi et mourir

Contempler le corps d’une femme qui brule sur un bûcher à ciel ouvert, à l’heure où les premiers rayons du soleil viennent caresser les eaux du Gange. Voilà de quoi faire passer l’envie de petit déjeuner.

Pourtant m’y voilà, en ce petit matin d’octobre 2016. Fascinée. Mes yeux rivés sur ce « spectacle » hors du commun. Chair, sang, os, fumée. Cendres. Dans quelques instants il ne restera rien de cette femme. Et on dirait que tout le monde trouve ça normal.

Autour de moi, les gens marchent, parlent, comme si de rien n’était. Pas de cris, pas de larmes, pas de drames. Juste la vie qui va et qui vient.

Ebahie par les millénaires de traditions et l’atmosphère mystique de cette légendaire ville indienne qu’est Varanasi, je me questionne sur Toi, Madame la Mort. Et j’avoue être perplexe. Tu es la seule réalité commune à tous les êtres humains et personne ne te connait. Pire, dans ma culture on te cache, on te nie. Ton épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, que nous feignons de ne pas voir.

«  Les hommes vivent comme s’ils n’allaient jamais mourir…et meurent comme s’ils n’avaient jamais vécu » disait le Dalai-Lama. C’est vrai, c’est con…

Une pensée de gratitude me vient pour mon père, dont le décès m’a appris, assez jeune, bien avant ma rencontre avec le bouddhisme, la première Noble Vérité: la réalité incontournable de la maladie de la vieillesse et de la mort. Ya pas à dire ça réveille, et ça donne envie de la vivre, cette inexplicable existence. Pas demain, pas plus tard, pas «quand j’aurai ceci» ni «quand je serai cela ». Là-tout-de-suite-maintenant. Ou jamais.

Je reviens au « spectacle » qui se déroule devant moi. Un pied se détache du corps et tombe dans les flammes. J’hésite : écoeurée…éblouie ?

Ici à Varanasi, dites aussi Bénarès, les hindouistes viennent mourir en masse. Cette ville sacrée est leur Jérusalem-Rome -La Mecque. Crémations à ciel ouvert. Ou ablutions rituelles dans les eaux du Gange pour se laver de leurs péchés. Chaque jour des milliers de croyants s’y rendent. Et des centaines de corps y sont brûlés. Au milieu des vaches, des marchands, et des mendiants.

Et si c’était ça, la raison qui m’attire tellement en Inde ? Cette inextricable complicité entre la vie et la mort à laquelle il m’est, enfin, impossible d’échapper. Un reminder constant de cette vérité que j’ai eu la « chance » d’approcher assez jeune. Mais qu’il est si facile d’oublier dans le tumulte distrayant de mon quotidien de bobo parisienne.

Etrangement, je ne trouve rien de sombre ni de morbide dans cette fascination pour toi Madame La Mort.  Un peu comme quand j’étais partie faire une retraite de méditation entièrement consacrée à Toi, dans l’Himalaya. Des journées entières passées à visualiser le jour de ma mort, à dire au revoir à mes proches, à préparer mon enterrement…Dont j’étais ressortie avec une joyeuse énergie. Un appétit encore plus profond pour l’existence. Consciente de la rareté du cadeau et décidée à le savourer comme il se doit, malgré les embûches et les (nombreux) moments de doute et de non-sens.

Ça me rappelle cet échange entre Snoopy et Charlie Brown :

‘ One day, we will all die Snoopy.

True, but on all the other days, we will not.’

Philosophe, le Snoopy.

Bref, Madame la Mort, je reviens à toi. Continuons à nous côtoyer comme nous l’avons fait ces dernières années. Ni trop près, ni trop loin, pour ne jamais perdre de vue l’essentiel : cette urgence de vivre qui guide mes pas.

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